Massive Attack
Mezzanine

Geoff Barrow, le dauphin du trip-hop, affirmait il y a quelques mois qu'avec son troisième album, Massive Attack mettrait tout le monde d'accord et à genoux. Prémonition d'autant plus remarquable que jusqu'alors, le trio de Brighton avait toujours un peu tendance à faire ressortir les perles parmi deux ou trois étrons (les abominables instrumentaux de "Protection" dont Heat miser, qui mixait "Les chariots de feu" et "L'exorciste" sous fond de réanimation artificielle). Rien de tel sur "Mezzanine", précipité compact de paranoïa enflammée par des guitares franchement inouïes dans un tel contexte. Si Massive Attack était un groupe un peu plus gras, on tiendrait là le premier flambeau de gothique post-soul progressif. On frémit rétrospectivement, mais presque rien ne nous réchauffera ici. D'Angel, Annonciation franchement antéchristique à la commotion fumeuse d'Inertia creeps, du reggae plaqué new wave, Man next door aux boucles de guitare se figeant au ralenti sur Group four, quelque chose remue dans l'ombre, sans dire son nom. Les voix choisies pour humaniser ces cauchemars frappent par leur fragilité rentrée, que ce soit 3D, le petit Blanc flippé au phrasé presque chuchoté, Horace Andy, le vieux complice qui irradie Angel et Exchange ou Liz Frazer dans ses roucoulades inquiètes les plus belles depuis "Heaven or Las Vegas". Le titre obscur finit alors par s'éclairer ; la mezzanine est un lieu d'où l'on voit les choses de haut et la cinégénie du groupe, jamais démentie, trouve son plus bel accomplissement dans cette plongée parfaite dans des ténèbres à peine tremblées.

Christophe Despaux


Garbage
Version 2.0

Le poids du succès est parfois lourd à porter et "Version 2.0" était attendu comme de rares albums le sont. On espérait une petite bombe, on se demandait si les prodiges allaient prendre en route le virage techno au risque de déraper, s'ils allaient profiter de leur succès pour s'autoriser des expérimentations plus hasardeuses... La réponse ne se trouve dans aucune de ces suppositions, malheureusement bien éloignées de la réalité. Comme la mise à jour d'un logiciel qui se perfectionne, corrige ses erreurs et ses bugs, Butch Vig et sa bande se sont contentés de réaliser le même album que le précédent, simplement revisité, amélioré et plus travaillé, mais sans réelle surprise ni nouveauté.Certainement le disque le plus consensuel de l'année, "Version 2.0" balaie beaucoup d'espoirs, car les quadragénaires de studio ont manifestement opté pour une prise de risque minimum. Et si les singles ne manquent pas (Push it sera un digne successeur de Stupid girl et Dumb ou Sleep together nous feront vite oublier Dog new tricks ou Only happy when it rains), on regrettera l'absence du moindre soupçon de spontanéité.S'éloignant de plus en plus d'un son dont Curve reste aujourd'hui le seul dépositaire, Garbage semble plutôt en route pour devenir le Pat Benatar de cette fin de siècle. Peut-être paralysé par l'enjeu et la peur de décevoir, Garbage a certes sorti un bon album, mais bien trop frileux pour mériter nos acclamations. Mais franchement, c'était plutôt facile.

Christophe Labussière


Sonic Youth
A thousand leaves

Vous êtes un groupe de rock référentiel classieux, vos disques sont attendus avec une impatience contenue mais quand même existante par des fans qui vous font la gentillesse de vieillir parallèlement à vos enregistrements et soudain, un jour, l'accident temporel prévu et que, dans une surestimation bien innocente de vos capacités vous aviez cru pouvoir éviter, soudain, vous êtes un VIEUX groupe. Ainsi, les papes incontestés du larsen qui pense, Sonic Youth, ces quatre héros du no-rock sont devenus un VIEUX groupe. Précisons un peu : vieux groupe ne signifie pas forcément que plié, emballé, l'ancien jeune groupe est à reléguer aux oubliettes, c'est plus une question d'audace, de souffle, de remise en question. "A thousand leaves", meilleur que "Washing machine" et moins bon que "EJST&NS", respire plus lentement, n'ose plus les gestes brusques qu'en fin de course. Si l'étirage des morceaux donne vraiment de belles choses, on a l'impression que Sonic Youth s'est calfeutré dans son petit monde fait de collages trash babas hideux, de beats poètes refroidis, de féminisme réverbéré et d'hallucinations aux effets franchement indésirables. Une fois de plus, on s'accrochera donc à Kim Gordon, toujours passionnante même si un méchant trip Nico nécessite un rappel urgent d'anti-poison Karen Carpenter. Ne reste plus qu'à prescrire en guise de lifting régénérateur, un second Ciccone Youth ou mieux encore un Titanic Youth plein de reprises destructurées de Celine Dion qui -on l'espère, on veut le croire, çà va se produire- relancera la belle machine à décapiter les fascistes du sentiment prémâché.

Christophe Despaux


Tricky
Angels with dirty faces

Il existe dans chaque catégorie artistique une sous-rubrique spéciale qui réunit tous les créateurs dont le succès critique tient surtout à la reconnaissance de leurs pairs. Sans être dépréciatif, on peut dire que ces gens valent surtout pour ceux qu'ils influencent dans un shoot de modernité généralement convulsif. Tricky est de plus en plus représentatif de ce cas de figure. Le caractériel moelleux de "Maxinquaye" s'est transformé après la belle parenthèse Nearly God en épouvantail définitif avec le pénible / étonnant "Pre-millennium tension". "Angels with dirty faces" confirme sa mainmise sur un champ dévasté où sa silhouette de bric et de broc avertit les coassants de toute espèce que mieux vaut ne pas se poser là. Et pour cause, on trouvera à grand peine l'ébauche d'une mélodie dans ce nouvel essai sonore une fois de plus composé de duos plus ou moins brinquebalants avec une Martina toujours absente. Susurrés sur fond d'usine métallurgique en débrayage partiel, les raps chaotiques se succèdent à un rythme qui leur semble propre ; le temps se dilate comme les veines temporales augurant de la prise imminente de paracétamol. Au milieu de cette cacophonie savamment ourlée, on trouve pourtant de vraies bonnes surprises : Demise et puis bien sûr, l'abyssal Broken homes où une PJ Harvey terriblement bridée hante avec splendeur le gospel de grand-mère. Pour résumer, on peut goûter à ces anges aux sales gueules. C'est juste une question de disposition (suis-je clair ?). Précisons qu'en cas d'achat, une décharge sera demandée par votre disquaire si vous êtes une schizophrène enceinte de plus de six mois (là, je suis vraiment clair).

Christophe Despaux


Cobalt 60
Twelve

Après "Elemental" et sa production contestable, Jean-Luc De Meyer et Dominique Lallement, rejoints par Robert Wilcocks, ont mis l'accent sur ce qui manquait au premier album, une production léchée et moins brute. Là où Craig Leon (coupable des premiers Suicide) avait donné un son intemporel à "Elemental", et après la démission de Marc Heal (Cubanate), Robert Wilcocks, guitariste anglais producteur de quelques albums par le passé, a enfin su offrir au travail de Cobalt 60 l'emphase et le son moderne et abouti qui lui manquaient jusqu'alors. "Twelve" est une réelle surprise qui nous fait totalement oublier le "passé" de chacun des deux protagonistes (Front 242 et Krigbereit). Après La mort au texte troublant, Jean-Luc réédite avec succès l'expérience du chant en français sur Melissa.
L'air de rien, Cobalt 60 est en train de donner ses lettres de noblesse à une sorte "d'intelligent electro", bien loin des coups de butoir bourrins auxquels le genre nous avait habitués. La diversité des ambiances que l'on rencontre sur cet album est entretenue par les variétés de sons, parfois plus synthétiques, parfois plus durs, avec une guitare qui sait s'imposer de façon toujours opportune. That day ou 12 months sont parmi les moments les plus forts de "Twelve", construits d'une façon particulièrement structurée et d'une cohésion étonnante. Il y a incontestablement plusieurs degrés de lecture à ce disque qui se dévoile à chaque écoute, les variations de voix et d'ambiances cachant toujours une surprise nouvelle et un plaisir inédit.

Christophe Labussière


Autechre
Lp5

Un titre et une pochette bien austères pour ce cinquième album des deux prodiges du label Warp, qui se construisent peu à peu une discographie en forme de sans-faute. On n'avait pas encore terminé de savourer "Chiastic slide", album sorti il y a un peu plus d'un an, d'en visiter tous les recoins, que surgit cette nouvelle mine de sensations et d'expériences jouissives. La richesse et l'originalité des sons est ce qui caractérise le mieux les travaux d'Autechre. Cette faculté à défricher des terres sonores inconnues relève du miracle tant les voyages qu'ils nous proposent sont à chaque fois étourdissants. On se souvient des premiers travaux de Einstürzende Neubauten, lorsqu'ils expérimentaient le mélange de sons du quotidien à d'autres plus anachroniques. Sean Booth et Rob Brown nous rappellent cette démarche d'avant-garde, mais avec une approche plus novatrice et le ferme objectif de faire du neuf avec du neuf, une nouvelle génération d'architectes. On pense aussi à Lassigue Bendthaus pour ces sonorités incroyables, et l'immersion dans cet océan de sons est une expérience bouleversante, celle de la découverte de sonorités qu'aucune oreille n'a jusqu'alors entendues. On ne sait jamais dans quel sens étudier les oeuvres d'Autechre, rien n'est habillage, rien n'est essence, rien n'est rythme, tout est tout à la fois, et leur musique est disséquable à l'infini. Les ambiances se déclinent et les morceaux s'enchaînent comme un long rêve halluciné où le rythme est à la fois essentiel et secondaire.
Cet album est un disque rare, de ceux qui sont capables de faire vibrer sans distinction toutes les parties de votre corps et de votre esprit. Toutes.

Christophe Labussière