Diabologum
#3

Avec ce troisième album, Diabologum a franchi un pas de géant. On avait déjà senti -avec le single "à découvrir absolument"- que quelque chose s'était passé, que le groupe avait subi une métamorphose, mais le résultat est largement au dessus des espérances. Après un premier album minimaliste et triste, un second plus pop et abordable, "#3" n'est certainement pas le plus accessible, mais à coup sûr celui qui symbolisera l'apogée du groupe, son "Pornography" -qu'il rappelle d'ailleurs à plus d'un titre, sauf musicalement-, un véritable album de référence pour les générations futures. Si l'on reconnaît un grand album à sa capacité à nous faire perdre tous nos repaires, pour le coup "#3" doit être très important, car nous sommes très vite irrémédiablement égarés : jamais on n'avait entendu un tel phrasé, jamais textes n'ont été aussi loin de notre quotidien d'auditeur, jamais musique ne nous avait procuré pareil malaise. On sort de "#3" un peu triste, très secoué, mais avec le sentiment très net d'avoir écouté autre chose qu'un disque de plus. Aussi difficile à disséquer que, sans hasard, le "Dry" de P.J. Harvey, "Surfer rosa" des Pixies ou encore n'importe quelle production de Sonic Youth, "#3" est jusqu'à présent le plus juste pendant franŤais de ces disques hors du commun, et Diabologum un des rares groupes à pouvoir se hisser au niveau de ces quelques artistes d'exception.

Éric Semenzin


Silver Jews
The natural bridge

On balaiera d'emblée les présomptions qui faisaient des Silver Jews la maison de campagne de Pavement. Plus qu'un sympathique gardien qui aère les pièces et tond la pelouse, David Berman est le véritable propriétaire d'une entité qui n'est liée à Steve Malkmus que par le biais d'une indéfectible amitié. "The natural bridge" marque de frontières plus barbelées un territoire qu'un premier "Starlite walker" conduisait aux lisières de "Crooked rain crooked rain". C'est donc un album hors des modes, beau et calme comme un chêne. N'utilisant jamais la détresse comme un panache blanc, il est parcouru de bout en bout par une sérénité même pas désabusée qui en fait tout son prix. Toutes les chansons y sont écrites pour durer. L'on sourira de retrouver presque intact sur Inside the golden days of missing you le Nine million rainy days de Jesus and Mary Chain à leur première époque de maturation. Ce qui est en jeu ici de faŤon plus ouvertement folk, c'est bien cette fermentation psychomusicale qui conduisit les écossais dans les "Darklands". Comme des Tindersticks américains mis à la diète, les Silver Jews sont enfin prêts pour l'‰ge mûr précoce, cet étonnant syndrome inauguré en son temps par Leonard Cohen. "When there's trouble, I don't like running" chante Berman et il est bien clair qu'il ne courra pas, quoiqu'il arrive, puisqu'il est déjà arrivé. Loin des palaces à deux sous et des brouillards suffocants, l'on se reposera dans ces chansons placides, entre fauteuil à bascule et feutrine décousue.

Christophe Despaux


Einstürzende Neubauten
Ende neu

Il y eût le temps du métal et de la pierre. Il y eût le temps des cris et des tortures. Il y eût ce Moyen-Âge glacial que renierait même Dead Can Dance, où l'humain réduit à l'état d'animal, apprenait à dompter ces matières premières, cruciales pour son évolution. Il y eût "Kollaps" et ses petits frères durant quelques cinq années. Puis, le métal et la pierre furent vaincus. Venait le temps de la Renaissance. Les sons s'affinaient, la musique faisait son apparition. L'humain, désireux de s'apaiser, s'assagissait, affirmait un don bien propre à l'humanité, qui l'éloignait définitivement de l'animal : la poésie. Après "Tabula Rasa", le sort en était jeté. Il ne restait plus de matière première. Le métal était devenu or fin, la pierre bijou ciselé bien que tranchant. La musique était apparue, au travers du bois des violons, de l'air du chant féminin et masculin, susurré, langoureux, caressant. "Ende neu" est une oeuvre adulte, mûre qui, plus encore que "Tabula Rasa", atteint des sommets de perfection. Einstürzende Neubauten n'est plus un groupe d'individus jouant de la musique, mais s'est transformé en une entité poétique. Peu importe alors que H.U. Unruh ne soit pas mentionné sur l'album (sauf dans sa partie CD Rom), peu importe que le personnel présent sur les morceaux ne soit plus le reste du groupe, mais quelques membres, pas toujours ensemble, mêlés à des musiciens venus de l'extérieur. Einstürzende Neubauten est désormais prêt à rejoindre les cieux, car sa musique a la beauté de l'éternité...

Frédéric Thébault


808 State
Don solaris

Quatrième album pour ces Mancuniens qui ont su, bien avant les autres, réaliser le mélange hybride de la pop et de la dance, D.J.'s précurseurs samplant Joy Division ou mariant leurs compositions au chant alors incongru de Bjšrk ou de Bernard Sumner sur l'album qui les vit exploser il y a de cela déjà cinq ans, "Ex:cel". "Gorgeous" succéda difficilement au chef-d'oeuvre, et les quatre années qui le séparent de "Don Solaris" ont propulsé l'électronique "respectable", confinée jusqu'alors au dancefloor, de l'underground à la première place des charts et tops universels.
Le moment était donc plus que difficile pour refaire surface. C'est cette fois-ci entourés de Doughty (de Soul Coughing, sur un entêtant Bond), de Louise Rhodes de Lamb aux accents Bjšrkiens-garage et de James Dean Bradfield des Manic Street Preachers qu'ils réapparaissent, sans esbroufe, comme pour nous montrer que cette fusion qu'ils ont toujours affectionnée est encore étonnamment au goût du jour, même si aujourd'hui s'y collent quelques rythmes plus jungle. Le voyage se passe quasiment sans accroc, d'autant plus que, comme pour les meilleurs, son terme arrive bien trop tôt. Et si les mélanges vous effraient, allez au moins à la rencontre de Bond, vous n'y résisterez pas.

Christophe Labussière


Baader Meinhoff
Baader Meinhoff

Il aura fallu peu de temps à Luke Haines pour se départir de sa panoplie de serial killer, et ainsi endosser la non moins encombrante tenue de parfait terroriste. Riche de quelques noms pour son nouveau casting (Baader Meinhoff, Carlos Ramirez), Haines reprend à compte d'auteur le petit guide haineux de tout ce qui se fait de mieux en matière de terrorisme, soulignant l'incapacité des pays européens à vivre en paix. Jadis, Cabaret Voltaire et SPK avaient été influencés par la paire, mais aucun des deux groupes n'avait osé se baptiser franchement Baader Meinhoff. Exit le marchand de sable moraliste, unlucky Luke pose en Nounours binoclard, Guy Debord d'une pop situationniste. L'enfant g‰té de la nouvelle vague coule ici sa musique benoîte dans le bronze d'un treillis camouflage. Rien à voir avec la britpop de "New wave" ou le gros rock téloche de "Now I'm a cowboy ", encore moins avec les grandes rafales soniques d' "After murder park ", autant dire que, jusqu'à maintenant, nous n'avions jamais entendu notre homme en rut majeur. Haines en artiste digne s'en va traquer sa vérité, représentant de commerce en gare de Francfort, sous des claps de mains qui sonnent aussi moites que ceux du "Juste prix"; bombant le torse devant l'entrée de service, notre ami Luke rassure nos inquiétudes, bombe à la main et surf-tune pour lendemain de marée noire. Le climat se veut pesant : bruitages à retardement, prose combat fier-à-bras, tablas assassins et mitraillage en règle du train-train musical ambiant. Baader Meinhoff fait finalement le tour de la question et explose la concurrence. Comme l'écrivait Ionesco : "Caressez un cercle et il deviendra vicieux". Incontournable.

Franck Bizouarn


The Kelley Deal 6000
Go to the sugar altar
Nice / PIAS

Stony Sleep
Music for chameleons

D'après la légende, on trouverait à la base de l'arc-en-ciel un plein chaudron d'or placé par de mutins lutins. Seulement voilà, où localiser ce magot ? Outre les innombrables petits nenfants rêveurs devant le fabuleux magot, bavent aussi les innombrables groupes à la recherche de l'héritage (disparu ?) des Pixies. Ainsi, la belle famille par alliance, The Kelley Deal 6000, incapable pour cause de balourds à gros doigts de chatouiller les montées de sève alienoïdes de l'ancien Francis Le Noir, se rabat sur le monstrueux amateurisme des premiers jets Pilgrim Rosa, épouse à son tour les tourments d'un ego bancal aux prises avec du surf-blues de troisième zone, suggère une filiation ricanante à grands coups de coude (Trixie delicious) et termine ce trot d'essai par un quasi-instru calmement perturbé, Mr. Goodnight, gorgé d'espaces stellaires.
Quelques buissons plus loin, Stony Sleep, seize ans de moyenne d'‰ge, s'endort au milieu de ronces, ses guitares échappées de quelque gourbi mudhonien. Gavés de heavy sound, ils digèrent en rêve les pilonnages soniques de My Bloody Valentine (Down by the urinecide) et bifurquent plusieurs fois sur le chemin épicé des comptines perverses (la palme à Incestual, d'une légèreté obsédante). Comme le monde est mal fait, ils ne savent pas que s'ils affinaient leur vélocité, leurs cassures, un gros tas d'or, peut-être roulerait à leurs pieds au lieu de finir à nouveau sous le postérieur d'un gros lutin boudeur. Qu'importe leur fougue ronflante, leurs frustrations rampantes assureront à ces jeunes pousses des jours plus que dorés dans quelques repiquages.

Christophe Despaux


Screaming Trees
Dust

Sur la longue liste des groupes de Seattle et des alentours, les Screaming Trees ont toujours fait figure de parents pauvres sur notre continent.
"Trop bouseux" pour les uns, "trop lourds" pour les autres, les habituels clichés journalistiques n'ont eu de cesse jusqu'à présent de salir un groupe dont le seul tort consiste à se protéger derrière des vrilles harmonieuses, ce qui semble être un comble pour des arbres hurleurs.
Ignorés au profit de Nirvana, Pearl Jam, Soundgarden, voire Mudhoney lors de la grande kermesse grunge, les Trees et leurs dix ans de carrière perpétuent leur long travelling sur l'Amérique des grands espaces.D'entrée, "Dust", huitième album du groupe et quatre ans après "Sweet oblivion", risque bien de faire mordre la poussière à ses rivaux directs. On se dit à l'écoute de Halo of ashes puis de All I know qu'ils ont tout pour décrocher le jackpot. On se prend à espérer qu'ils aient un succès gigantesque "Aaaall / That I know / Coulda been / Shoulda been mine", les guitares hendrixiennes se veulent toujours incisives et l'on nage en plein acid-pop 60's.
Enchevêtrés de gerbes de sitars, de tablas sous perfusion, rythmes à la wah-wah et ballades un poil bucoliques, les compositions ont parfois un soupŤon de nostalgie qui viennent innerver un fond de romantisme inavoué. La voix de crooner caméléonesque de Mark Lanegan s'enfonce inexorablement dans la solitude comme sur Traveler, une errance sans but avec, en moins, le côté outre-tombe dont regorgent ses épreuves en solo ("The Winding Sheet", "Whiskey for the holy ghost"). Sûr que celui-là sait raconter de belles histoires...Parfois bercé, l'esprit reste en éveil, conscient du danger ; ne dit-on pas que là-bas, à Ellensburg, un arbre peut cacher une forêt ? Nous voici prévenus, on ne risque donc pas la sortie de route.

Franck Bizouarn


dEUS
In a bar, under the sea

Victimes d'une image un peu facile de Pavement belges qui auraient trop écouté Captain Beefheart, dEUS aura curieusement fissuré avec "Worst case scenario" le protectionnisme d'Anglais séduits, avant de donner une pleine mesure à son talent sur "In a bar, under the sea". L'option Captain Beefheart tenue en laisse -bien qu'Eric Drew Feldman en ait assuré la production-, ce nouvel album part en tous azimuts de la ballade à la slide ensommeillée (Wake me up before I sleep) au speed balourd de Dinosaur Jr enrichi de choeurs ramoniens (Memory of a festival). Toujours sur la brèche, dEUS explore les à-côtés sombres de territoires balisés, d'où ces multiples accrocs, ces décrochages du songwriting : Little arithmetics, vrai classique loupé par Bill Pritchard qui se sent pris de convulsions en bout de course. Jamais dEUS n'est plus passionnant que quand le coeur même du morceau bat cette déconstruction : c'est Fell off the floor, man, patchwork dance-garage ébouriffant et l'exceptionnel Theme from Turnpike, idéale bande-son pour un improbable remake de "La soif du mal", du Soul Coughing de synthèse ourlé d'une guitare shadow et de cuivres interrogatifs qui se brise en samba malade, une merveille. Quand dEUS se repose de ses créatures avec de petites pop-songs un peu grises, le faillible prend le pas. Ce n'est plus alors qu'un groupe comme les autres. Pour sa prochaine incarnation discographique, on espère que dEUS gagnera une majuscule supplémentaire en choisissant définitivement l'ange du bizarre contre le commun des mortels.

Christophe Despaux


Faith and the Muse
Annwyn, beneath the waves

Même si l'on sait que le procédé de dissection d'un disque supprime toute spontanéité quant au jugement final que l'on y portera, les réminiscences que chacun des morceaux du deuxième album de Faith & the Muse nous insufflent sont tellement intenses qu'elles nous pardonneront d'avoir voulu autopsier ce disque comme on l'aurait fait d'un cadavre.
Même si le résultat est d'une qualité incontestable, ambiances et mélodies enchanteresses, compositions particulièrement soignées, ce disque semble avoir été conŤu selon la même recette que celle qu'affectionne et ne cesse d'affiner Corpus Delicti : prendre ce qu'il y a de meilleur dans ce qu'ils chérissent pour le transformer et le digérer. Annwyn, beneath the waves qui débute l'album et l'excellent The silver circle nous font rêver à une Siouxsie sans rides ; Cantus, à l'emphase et au chant superbe, confond In The Nursery et Cocteau Twins ; le vaporeux The dream of Macsen marie Dead Can Dance et Cocteau Twins ; Fade and remain puise chez Cranes ; Arianrhod ou Branven slayne nous immergent dans les premiers Dead Can Dance... tout s'entremêlant par la suite pour nous surprendre encore au détour d'un superbe The hand of man où William Faith prend la place de Monica Richards et bouleverse ce qui jusqu'alors s'était mis en place, lanŤant un The sea angler qui n'est pas sans rappeler Christian Death.
Le plaisir vicieux que l'on prend à chercher ce qui nourrit la musique de Faith & the Muse est proportionnel à l'intérêt que l'on porte à ce qu'ils en ont fait. La voix de Monica Richards impressionne tant elle plane avec aisance sur des morceaux de premier choix et nous étonne tant elle sait varier ses gammes et ses ambiances. On sera surpris d'aller au-delà de toutes ces comparaisons car le "tout" de cette charade est bel et bien Faith & the Muse.

Christophe Labussière


Void
Red

Ozymandias
Isolement

À l'instar de Cold Meat Industry ou de World Serpent (mais dans un genre radicalement différent) Weisser Herbst, label fondé par le groupe Endraum, a rapidement réussi a imposer un style très personnel au travers de productions certes diversifiées mais ayant toutes les mêmes points communs : poésie, douceur, mélancolie, vague à l'‰me, romantisme. Leurs deux nouvelles signatures ne dérogent pas à cette règle : ainsi, Void navigue dans les eaux calmes de ce que l'on appelait il y a quelques années la "touching pop", micro-mouvement typiquement franŤais, sorte de cold-wave pop mélodique et automnale, dont les représentants principaux se nommaient Little Nemo ou Asylum Party... Pour ceux qui auraient sauté cet interligne de la grande histoire du rock, disons que le groupe qui nous occupe ici doit aussi beaucoup à Clan Of Xymox ou Sad Lovers and Giants : synthés nostalgiques, guitare diluée, basse rondelette, voix apprêtée... Rien de nouveau sous la pluie : émotions diffuses et poésie adolescente à tous les étages, les mélodies étant, hélas !, aussi éthérées que les climats qu'elles sont supposées soutenir. Avoir un son séduisant c'est bien, écrire de vraies chansons, c'est encore mieux... Le problème ne se pose pas pour Ozymandias, patronyme dissimulant un pianiste solo d'origine suisse. Loin d'être une fastidieuse démonstration de virtuosité, "Isolement" est en fait une agréable collection d'atmosphères délicatement désabusées et de rêveries tristes, évitant de justesse l'écueil de la musique de fond pour salon mondain. Pas d'easy-listening bêta, Ozymandias dispense un spleen idéal sans lourdeur, avec juste ce qu'il faut d'ennui et de distinction. Ah mon Dieu ! Que la vie est amère lorsqu'on la boit sans sucre !

Christophe Lorentz


Bästard
Radiant, discharged, crossed-off

Enregistré à quatre (Stéphane, basse/guitare ne fait plus partie du groupe) et en dix jours dans ce nouveau temple sonore qu'est devenu Chicago, "Radiant, discharged, crossed-off" apparaît déjà comme l'album de la maturité pour BŠstard. Et pourtant, il ne s'agit là que du deuxième album des Lyonnais, qui ont pris le temps (deux ans le séparent du premier) de nous concocter une fois de plus un bien bel ouvrage.Derrière des noms de morceaux souvent ésotériques, se dévoile une atmosphère toujours imprévisible mais plus sereine dans l'ensemble. Plus mûre mais pas forcément plus abordable, la musique de BŠstard reste néanmoins fidèle à elle-même, toujours empreinte de finesse, de richesse et de recherche. En cela, on l'imagine bien en complément sonore de certains travaux de Bill Viola, comme par exemple cette vidéo qui montre pendant des heures le corps sans vie d'un animal se décomposer dans la nature. Au bout de quelques instants, deux choix se profilent : soit l'on arrête de regarder très rapidement, sans essayer de comprendre ce que l'on voit, par manque de repères, soit l'on observe jusqu'au bout afin de contempler le "spectacle" étonnant qui se déroule devant nos yeux. La musique de Bästard est l'excellent reflet d'une telle situation car elle est construite de manière à être observée, disséquée. Elle doit être écoutée sans qu'on tente d'y déceler un son ou une mélodie reconnaissables, comme on essaie souvent de distinguer une forme concrète dans un tableau abstrait : pour se rassurer. Chaque nouvelle approche apporte son lot de découvertes ainsi qu'une certitude assurément évidente : cet animal là est en bonne santé.

Carole Jay